La leçon de running de Haile Gebreselassie

 

Gebre ITW

 

Quadruple champion du monde et double champion olympique sur 10 000m, Haile Gebreselassie est l’une des légendes de l’athlétisme contemporain. Marathonien star (2h03’59” à 35 ans !), il pose aujourd’hui – au soir de sa carrière – un regard tendre et lucide sur son sport. Interview de Mister Gebre…..

« Sans discipline, nous ne sommes rien. »

Runners.fr : pour beaucoup de coureurs amateurs à travers le monde, vous êtes l’un des plus grands athlètes de l’histoire. Comment Haile Gebreselassie est-il devenu une légende ?

Haile Gebreselassie : L’un des plus grands, je ne sais pas. Je n’ai fait que suivre mon chemin. C’est la vie qui a décidé pour moi. Le lieu de ma naissance, la région dans laquelle j’ai grandi, mon désir de progresser et progresser encore, la discipline que j’ai toujours respecté et le volume de travail qui a été le mien tout au long des années : je pense que ces éléments peuvent expliquer ma carrière.

Quelles sont les qualités physiologiques qui ont fait de vous un double champion olympique sur 10 000m et un recordman du monde sur marathon ?
Mais c’est la discipline ! Chacun de nous s’il veut accomplir quelque chose – et pas seulement dans le cadre d’une pratique sportive de haut niveau – doit être discipliné. Je me répète : sans discipline, nous ne sommes rien…

Comment déclinez-vous votre vie aujourd’hui : comme un athlète ou un businessman ?
Un businessman ! Je passe beaucoup de temps au bureau. Peut-être est-ce difficile à imaginer pour vous mais c’est le cas. Je développe de nombreux projets : immobiliers, agricole, hôtellerie. Désormais, je suis un homme d’affaires…

Souhaitez-vous donner une dimension communautaire à votre reconversion ?
Evidemment. Je veux jouer mon rôle dans mon pays. Je veux aider des jeunes à obtenir une meilleure éducation – nous avons d’ailleurs ouvert une école –, à prendre leur place dans la vie sociale du pays et à occuper des positions importantes au sein de ma société.

En dehors du sport et de vos affaires, comment votre vie s’organise-t-elle en Ethiopie ?
De manière très normale. Je suis marié depuis 1996. J’ai quatre enfants. Ma faille aînée a 16 ans et le dernier, 9 ans. Que dire ? Ils vont à l’école. J’aurais aimé que l’un d’entre eux aime courir, devienne un runner. Mais mon fils préfère le foot. Difficile de le blâmer pour ça…

 

Etes-vous un bon père ?
Je suis un père sévère ! J’ai vécu une vie difficile. Je sais d’où je viens. J’essaie d’éviter à mes enfants certains des obstacles que j’ai dû surmonter mais je leur apprends la discipline.

Quelle personnalité contemporaine admirez-vous le plus ?
Nelson Mandela, comme beaucoup d’hommes africains. Je l’ai croisé lors des Championnats du monde de cross-country en Afrique du Sud en 1996. Sa présence était à la fois réconfortante et stimulante.

 

Courez-vous toujours ? 
Oui, évidemment. Je cours tous les jours à 5h30. Je dois être au bureau à 8h alors je dois me lever tôt.

Avez-vous prévu de participer à des compétitions en 2015 ?
Pas vraiment. J’ai une course de prévu à Singapour. Un dix kilomètres. C’est à peu près tout pour l’instant…

Le Marathon de Paris ?
Non.

Pourquoi ?
J’ai souvent couru à Paris sur la piste (NDLR : Haile a été médaillé d’argent sur 10 000m au championnats du monde 2003 à Paris). Je n’ai pas prévu de revenir en France pour une compétition…

 

Qu’avez-vous pensé de la victoire de Kenenisa Bekele à Paris en 2h05’04” ?
Fantastique ! Surtout pour une première expérience sur la distance. Je pense qu’il peut courir encore plus vite s’il parvient à s’entraîner davantage encore…

Vous aviez 35 ans lorsque vous avez battu le record du monde à Berlin en 2008 (2h03’59”). Pensez-vous que c’était pour vous la course parfaite ?
Oui, je pense. En tout cas, je n’ai jamais réussi à battre ce chrono. 2h03’59”, c’est plutôt pas mal pour un vieux de 35 ans, non ? Je ne sais pas combien d’athlètes seront capables d’une telle performance à l’avenir.

Regrettez-vous de ne pas avoir quitté la piste plus tôt pour vous consacrer au marathon ?
Non. Pas du tout. J’ai vécu des moments très forts sur la piste. Je n’oublierai jamais la victoire lors des Jeux de Syndey et particulièrement la dernière ligne droite face à Paul Tergat (NDLR : Haile avait battu le Kenyan pour 0,09 seconde après un dernier 200m en 25,4sec). Certaines erreurs ont peut-être été commises mais je suis en paix avec mon parcours d’athlète…

 

Pour beaucoup, votre record du monde 2h03’59” reste le dernier record « propre » sur la distance marathon. Pensez-vous que vos successeurs – et notamment Dennis Kimetto qui a couru Berlin cette année en 2h02’57” – sont des coureurs « propres » ?

Oui. Aucune hésitation dans mon esprit. Les coureurs qui ont couru plus vite que moi (Kimetto, Emmanuel Mutai, Wilson Kipsang et Patrick Makau) sont des athlètes « propres ». Mais oui, je suis surpris. Le record de Kimetto est incroyable. Gagner une minute en seulement six ans : oui, c’est incroyable !

Un marathon en moins de deux heures, c’est pour quand ?
Il y a quelques mois encore, je vous aurais répondu 25 ans. Mais depuis le record de Kimetto, je pense qu’un coureur passera sous les 2h dans moins de quinze ans.

Et ce sera qui ?
Un coureur d’Afrique de l’Est. Un Kenyan plus qu’un Ethiopien. Le Kenya a un réservoir de coureurs de très haut niveau incroyable. Ce pays domine clairement la distance. Logique en conséquence que ce soit un Kenyan qui passe le premier sous les 2h.

Et quel âge aura ce champion ?
22 ou 23 ans, impossible. Les meilleurs marathoniens en activité ont tous 30 ans ou plus. 25 ans, c’est envisageable. En fait, je n’en sais rien. Et personne ne sait. La science joue son rôle. La technologie permet aux athlètes de progresser très rapidement…

 

A quelle technologie faites-vous allusion ?
Les chaussures, les techniques d’entraînement et de récupération, le travail sur la biomécanique, la nutrition… Les choses ont beaucoup évolué lors des deux dernières décennies. Autrefois, on s’entraînait tous les jours de la même manière. On se levait et on allait courir. Aujourd’hui, chaque séance obéit à une certaine logique. Les coureurs de longues distances font de la musculation, ils font de la vitesse – de plus en plus de vitesse. Ces techniques n’étaient pas ou peu explorées lorsque j’ai débuté ma carrière.

Peut-on dire que l’on ne s’entraîne pas davantage aujourd’hui mais que l’on s’entraîne mieux…
Sans doute. C’est dans l’ordre des choses. Les performances vont en s’améliorant. Je vais simplifier les choses et comparer les coureurs avec des voitures. Les modèles de 2014 sont plus rapides et plus puissants que ceux de 1994 ou 2004. Idem pour les téléphones. L’iPhone 6 est plus puissant que l’iPhone 4 ou l’iPhone 5 !

Regrettez-vous que la technologie – pour reprendre votre terme – ait pris une telle importance dans le mode de préparation des athlètes ?
Oui, un peu. Pour moi, courir doit rester un geste naturel. Courir comme Abebe Bikila lorsqu’il a remporté les Jeux de Rome pieds nus : voilà l’esprit même du running. Je n’ai jamais aimé les contraintes. Malheureusement, la vie d’un athlète de haut niveau est de plus en plus organisée autour de contraintes. Le plaisir a un peu disparu.

« On peut laver son corps mais comment lave-t-on son esprit ? En transpirant ! »

 

Quelles performances vous ont le plus stupéfait lors des dernières années ?
Celles d’Usain Bolt évidemment. Je ne suis pas passionné par le sprint mais là, tout de même, on a affaire à un champion hors norme. Et puis le record de Paula Radcliffe (2h15’25” au Marathon de Londres en 2003). Personne ne s’en est approché à moins de trois minutes en plus de dix ans. Je pense que ce record sera le plus difficile à battre de l’athlétisme.

Pourquoi Paula était-elle si spéciale ?
Mentalement, elle est incroyable. Je l’ai vu s’entraîner aux Etats-Unis. L’intensité qu’elle mettait lors de chaque séance était phénoménale. Je pense que sa carrière a été relativement brève car elle a tout donné. Littéralement.

 

Quels conseils donneriez-vous à des coureurs amateurs souhaitant progresser ?
Au risque de me répéter encore et encore, la discipline est le premier conseil que je donnerais. Qu’il pleuve, qu’il fasse froid, que l’on se sente en forme ou fatigué, il est nécessaire de s’entraîner. Le deuxième conseil : il faut avoir un but. Peu importe le niveau. Se fixer un objectif et s’y tenir : c’est très important. Le troisième conseil : travailler dur. Il faut savoir se sacrifier. Il faut apprendre à tolérer une intensité d’effort élevée, apprendre à repousser ses limites. Vous savez, les deux derniers kilomètres d’un marathon sont un marathon. C’est comme courir 40km après 40km. La dureté de ces deux kilomètres exige que l’on soit prêt. Et il n’y a que le travail pour se préparer à tolérer les deux derniers kilomètres d’un marathon.

Un message pour conclure à toutes celles et tous ceux qui se demandent ce que la course à pied pourrait apporter dans leurs vies ?
Tout le monde doit courir ! Nos vies sont pleines de stress. Le meilleur moyen – le seul à mon sens ! – de combattre le stress et d’en éviter les effets négatifs est de courir. 30 minutes par jour, c’est suffisant. On peut laver son corps mais comment lave-t-on son esprit ? En transpirant ! Il suffit de lacer ses chaussures et d’enfiler des vêtements de sport. Et de sortir courir. Chaque jour de l’année. Avant le travail ou après le travail. Hommes et femmes. Courir doit devenir un point de repère universel.

 

Entretien réalisé à Beyrouth le 7 novembre
Merci à Sonia Wansa Hanna pour son amicale collaboration

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